Former au Lean en Afrique de L’Ouest: adapter pour mieux adopter.

Sep, 2022

RΣPENSER LE LEAN #1

Eclairage Natacha JUSHKO 

A l’insar des architectes du Lean qui ont japonisé des méthodes venues de l’Occident et qui les ont contextualisées aux réalités de Toyota, des acteurs du Lean nous livrent comment ils adaptent la démarche afin de la mettre au service d’organisations et d’équipes à travers le monde. Formée aux Etats-Unis, formatrice Lean en Afrique de l’Ouest, Karidja Sakango nous parle de l’intérêt que suscite le Lean sur le continent africain, des spécificités du contexte culturel auquel elle doit s’adapter et nous livre ses astuces pour accompagner durablement des organisations qui entreprennent des transformations pour répondre à des exigences nouvelles sur leur marché.

 

Karidja Sakango est formatrice et consultante. Elle accompagne les entreprises qui souhaitent adopter le Lean en Afrique de l’Ouest. Karidja découvre le Lean lorsqu’elle rejoint le traiteur aérien LSG Skychefs, filiale de la Lufthansa aux Etats-Unis. Dans sa fonction de responsable logistique et opérationnelle, elle se rend rapidement compte de l’importance des flux et l’exigence du détail. L’entreprise confectionne des milliers de plateaux repas pour différentes compagnies aériennes et aéroportuaires dans un secteur, où, la moindre minute de retard se chiffre en milliers de dollars. Elle lancera Brains Consulting quelques années plus tard, en 2018. En parallèle, elle débute la rédaction d’une thèse sur le potentiel-impact de la culture Lean dans la gestion efficace et efficiente des ressources dans l’administration publique.

Des formations Lean à Dakar, Douala, Yaoundé, Abidjan et Conakry

La globalisation de l’accès à l’information a fait émerger un intérêt pour les méthodologies Lean, Agile ou encore le Scrum sur le continent africain. Mais malgré l’enthousiasme que ces approches peuvent susciter, elles requièrent des démarches qui s’inscrivent sur le long terme et nécessitent un changement de paradigme radical pour des acteurs privés habitués à dominer des marchés peu concurrentiels. «Ce n’est pas toujours évident de promouvoir l’approche Lean. Bien que les interlocuteurs soient sensibles aux arguments de la lutte contre les gaspillages, d’une gestion plus efficiente des ressources et de la satisfaction client, beaucoup d’entreprises ont longtemps joui d’une position de force. Que ce soit en termes de prix, de délais et de qualité, le manque d’offre par rapport à la demande a forgé des consommateurs résignés et moins exigeants, qui ont fait du critère prix le premier, voir l’unique, dans leur décision d’achat » explique Karidja. Ce n’est que récemment, avec l’arrivée d’offres concurrentes et la démocratisation de l’accès à internet, et par la même à davantage d’offres, que les cartes ont commencé à se redessiner.

Forte de son expérience et de son bagage culturel, Karidja s’est lancée dans la transmission au travers de formations Lean en Afrique de l’Ouest, de Dakar à Abidjan en passant par Bamako, Yaoundé, Douala, Conakry et prochainement Bamako et Ouagadougou.

Une transmission des savoirs aux antipodes

Formée aux Etats-Unis, Karidja y découvre l’approche participative et la possibilité de se former tout au long d’un parcours professionnel. Elle s’en servira, soucieuse qu’au terme de ces formations les participants s’approprient un contenu auquel ils ont contribué. Loin de l’approche standardisée axée sur les certifications qu’elle a elle-même connue, Karidja pose le cadre et co-construit avec les équipes. « J’ai arrêté de préparer le deuxième jour de mes formations à l’avance. Par le passé, le contenu de mes formations était écrit à l’avance, mais je me suis rendue compte que c’était du temps perdu. Le déroulement du premier jour est propre à chaque groupe : les entreprises ont des problématiques différentes, les aptitudes des participants le sont tout autant. J’enseigne une approche, pas une méthodologie. Je demande aux participants de m’expliquer leurs problématiques et nous identifions ensemble quels sont les aspects de l’approche qui permettront de répondre aux besoins existants, quitte à combiner plusieurs outils, il n’y a pas une recette » explique Karidja.

In fine, Karidja adopte davantage la posture d’un Seinsei, cherchant davantage à bâtir la capacité des participants à trouver les réponses, plutôt que de leur faire apprendre une méthode. D’ailleurs, lorsqu’elle forme au premier niveau de certification, Karidja ne donne jamais une définition du Lean aux participants. C’est seulement au terme du programme qu’elle leur demande de donner leur propre définition. Elle a également mis en place un rituel: la traduction en langue locale du terme d’« amélioration continue ». Pour elle, « Il s’agit de trouver les mots pour transmettre la pensée d’adopter une démarche de l’amélioration continue pour se l’approprier. Cela permet également à ceux qui ne s’expriment pas forcément en français et, qui pourtant, jouent un rôle essentiel dans le processus de création de valeur de l’entreprise de mieux la saisir». La démarche est d’autant plus pertinente alors que des chercheurs en linguistique ont pu démontrer que la représentation du monde passe par les langues parlées. Par exemple, les participants d’une multinationale de la distribution de produits pharmaceutiques à Dakar ont choisi l’expression Wôlôf « dém ba jeex » ou « Dembadjeghe » qui signifie se donner à fond pour baptiser cette nouvelle manière de travailler. 

 

Formation Brains Consulting, Dakar, Sénégal

Et pour illustrer le fait que l’appropriation de la démarche Lean passe aussi parfois par la modification des expressions d’origine, Karidja a pour habitude de projeter une courte vidéo (lien ici) qui présente la manière dont le Lean management a trouvé sa place au sein de la PME Opinel, un fabricant de couteaux de poche français.

L’adaptation des formations aux contextes culturels

 

 

Alors qu’elle lance son activité, Karidja réalise qu’elle devra intégrer certains concepts supplémentaires. « Les parcours de formation que j’ai suivis s’attachaient à étudier les principes et les outils Lean, alors que la conduite du changement et le leadership Lean ne l’étaient pas, car considérés comme déjà acquis ». Elle précise « ce n’est pas le cas pour le public de mes formations ».

Créer un climat de confiance pour permettre à des groupes a-hiérarchiques de s’exprimer nécessite des formations en présentiel. « J’ai tenté l’aventure en visio mais j’ai rapidement décidé d’arrêter. J’ai besoin de lire dans les yeux que le message passe. Pour avancer il faut créer une dynamique inclusive. Cela nécessite de mettre tous les participants suffisamment à l’aise pour leur faire dire ce qu’ils ne pensaient pas pouvoir exprimer au sein de groupes hiérarchiquement mixtes. Elle poursuit : « Je m’attache à créer un cadre au préalable permettant le développement d’une culture favorable à la mise en œuvre du Lean ». Consciente qu’il ne faut pas sous-estimer le frein que peut constituer le Lean auprès de certains managers détenteurs de l’information, ce qui légitimise leur statut et fait droit aux yeux de leurs subordonnés, Karidja se montre stratège. « Culturellement, la transmission de l’information s’est toujours faite de manière descendante de telle sorte que chacun reçoive les bonnes informations lui permettant de réaliser son travail efficacement. Il n’est pas évident de créer un diagramme de flux de l’information ascendant, alors même que la détention de l’information participe du statut hiérarchique ». Sa technique ? Dédramatiser et clarifier.

De l’organigramme au diagramme de flux

 

Karidja constate que les entreprises qui ont adopté un mode de gestion francophone sont fortement attachées aux organigrammes. Elle poursuit : «l’organigramme c’est le drame de nos entreprises. Nous sommes attachés aux titres, aux rapports de subordination et au relationnel au-delà de la production de valeur». Alors, pour dédramatiser le cadre, Karidja invite les participants à faire un transfert depuis l’organigramme vers la création d’un diagramme de flux. «C’est ce dernier qui matérialise la part de contribution de tout à chacun dans la chaîne de production de valeur ajoutée, qui reste la mission première de l’entreprise ».

 

Le challenge du management visuel

 

Le management visuel peut être dissuasif car il apporte clarté et visibilise tout manque de rigueur. Pour Karidja, « le management visuel permet le suivi en temps réel et il instaure une rigueur permanente. L’opacité, la non formalisation systématique des procédures et les nombreuses exceptions qui confirment la règle qui prévalent au sein d’entreprises qui ont pris comme modèle le mode de gestion à la française, permettent des zones d’ombre auxquelles tout le monde n’est pas prêt à renoncer ».

Contribuer à une Afrique plus Lean

 

C’est le souhait de Karidja. Une fois sa thèse en poche, elle souhaite s’investir dans le développement du Lean au sein des administrations publiques. Entre-temps, elle s’est lancée un nouveau challenge de taille: organiser prochainement un sommet sur l’excellence opérationnelle à Abidjan…

 

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La détention de l’information est une composante importante du statut hiérarchique, et elle le renforce. Dès lors, la mise en place de workshop induit des enjeux profonds liés au statut et au pouvoir en induisant un flux d’information ascendant.

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Karidja SAKANOGO

Karidja Sakango est doctorante et fondatrice de Brains Consulting dont la mission est d’accompagner les entreprises qui souhaitent adopter le Lean en Afrique de l’Ouest. Détentrice d’une maîtrise en techniques comptables et financières de l’université de Dakar, Karidja a connu plusieurs vies professionnelles. Formée au Lean aux Etats-Unis, certifiée LSSBB (Lean Six Sigma Black Belt) et PMP (Project Management Professional), elle se passionne pour la transmission de la démarche Lean en Afrique et milite pour mettre la rigueur et le dévouement au service de l’excellence.