Les Clés de Lecture du Lean Culturel
Standardisation et Innovation : Naviguer le Paradoxe
Lors d’une conférence que je donnais sur mon livre à Rennes en octobre 2022, un intervenant de l’auditoire m’a interpellé en disant que ce que je racontais était intéressant, mais qu’il ne voyait pas très bien comment implémenter le Lean au sein de sa petite équipe, car la mise en place des standards limiterait fortement la créativité de son équipe.
C’est là un préjugé relativement commun au sein des cultures individualistes qui opposent standardisation et innovation. De prime abord, la standardisation y est associée à une entrave à la créativité et à la liberté d’entreprendre. C’est d’autant plus paradoxal que la standardisation constitue le socle de l’amélioration continue, tout comme l’innovation. En réalité, ce qui est en cause se situe sur un autre plan : celui du cadre dans lequel l’amélioration s’inscrit.
Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de se pencher davantage sur ce dont on parle. Tout d’abord, le standard se définit comme la meilleure manière de faire connue à ce jour. Il est dynamique, dans la mesure où il est appelé à évoluer le jour où une meilleure manière de faire émergera, et ce, que ce soit dans trois jours comme dans cinq ans. Les autres caractéristiques du standard sont : qu’il émane des parties prenantes, qu’il provient d’observations du terrain, qu’il est mis en œuvre par l’expérimentation de manière incrémentale, et enfin, qu’il est toujours au service du client.
Ce n’est donc pas « je décide de faire mon standard au gré de mes envies ou de mes inspirations », mais « je suis le standard en place, pour lequel j’ai été partie prenante, jusqu’à ce que nous décidions collectivement de le changer pour une meilleure manière de faire ».
La standardisation s’inscrit donc dans un cadre collectif. Pour caricaturer un peu, je dirais que le moteur de l’innovation individuelle est de se distinguer des autres, de ses collègues – et c’est tout à fait légitime – alors que dans le cadre de l’innovation collective, le moteur est de se distinguer et de surpasser la compétition.
Mais de quoi a-t-on besoin dans un processus de création collectif ? Cela nécessite d’abord un langage commun et partagé (les standards) entre les équipes. Cela nécessite ensuite des paliers temporels, autrement dit, des espace-temps durant lesquels on va pouvoir tester ces nouveaux standards.
En réalité, standardisation et innovation ne s’opposent pas. Ils sont même complémentaires, et ils constituent les deux pôles de l’amélioration continue, à l’image d’une pièce de monnaie dont l’une des faces n’existe pas sans sa face opposée.
Individualisme versus collectivisme
Cette dimension reflète l’étendue, le degré et la nature des liens entre l’individu et les membres du groupe. Elle fait référence au concept d’identité, qui se forme dans la relation aux autres.
Au sein des cultures dites « collectivistes », les personnes existent au travers de leur appartenance à une communauté, de sorte que les intérêts du groupe passent avant les intérêts personnels de ses membres. Cette orientation se réfère à une société dans laquelle les gens sont intégrés, dès leur naissance, à une communauté d’appartenance. Dans ces cultures, l’harmonie sociale passe avant l’indépendance et l’expression individuelle. La citation suivante de Confucius illustre comment les individus investissent ces rôles qui leur sont attribués : « Je suis la totalité des rôles que je vis par rapport à un autre spécifique… Pris collectivement, ils [ces rôles] tissent pour chacun de nous un motif d’identité personnelle unique, de telle sorte que si certains de mes rôles changent, les autres changeront nécessairement et feront de moi une personne différente. »
Vous avez peut-être déjà entendu l’anecdote du Japonais qui se présente et commence par donner le nom de l’entreprise ou de l’institution qu’il représente. Il poursuit en nommant son département, puis sa position, et il finit par donner son nom. Au Japon, chaque personne existe par rapport aux autres. D’ailleurs, il existe trois manières différentes de dire « je » : Watashi (私), Boku (僕) ou Ore (俺). Le choix du pronom se fait en fonction du contexte de la conversation et de son interlocuteur.
Pour ma part, je ne me présente jamais en parlant des autres. Je parle d’abord de ce qui me caractérise, de ce que je fais ou de ce que j’ai (le titre de mon poste professionnel notamment), car je suis issue d’une culture individualiste, c’est le cas pour l’ensemble des cultures occidentales, où le degré d’attachement à un groupe est bien plus faible, et où l’épanouissement, la liberté et le bien-être personnel prévalent sur le groupe. Cette construction identitaire est le fruit de la philosophie grecque, prônant l’idéal d’un individu libre : maître de sa vie et de ses choix. Il en découle une identité plus indépendante des autres.
De l’organigramme au diagramme de flux
Le Lean a donc vu le jour au Japon, au sein d’une culture collectiviste où l’on s’identifie par rapport à ses différents rôles. À la lumière de ces éléments, on peut mieux appréhender le rôle central que joue le diagramme de flux dans le Lean. Alors que les individus issus de cultures occidentales vont se tourner vers l’organigramme pour s’identifier dans leur rôle, ce centre de gravité va se déplacer vers le diagramme de flux dans le Lean. Il s’agit moins d’identifier les personnes à travers le titre de leur fonction qu’à travers leur rôle, en lien avec les autres, dans la chaîne de valeur.
C’est ce que Virassack, jeune planificateur, découvrit rapidement chez Toyota Motors Europe. Dès son arrivée, il rejoignit le département de gestion de la chaîne d’approvisionnement et s’attela consciencieusement à ses nouvelles fonctions. Quelques semaines d’intégration et d’apprentissage intense plus tard, Virassack fut convié à un déjeuner en tête-à-tête avec le Vice-président de Toyota Motor Europe de l’époque : Mr. Tadashi Arashima. Se sentant à la fois honoré et nerveux, il n’avait aucune idée de ce dont ils allaient parler.
Virassack tenta de faire bonne figure durant le trajet en voiture qui les mena au restaurant. Bien que Monsieur Arashima brisât la glace pour le mettre à l’aise, l’idée de discuter avec une figure aussi éminente le mettait quelque peu mal à l’aise. Arrivés au restaurant, ils continuèrent à aborder des sujets généraux jusqu’à ce que Tadashi Arashima lui posa une question qui allait profondément marquer Virassack : « Savez-vous pourquoi votre rôle est important, pourquoi vous êtes ici et comment vous allez contribuer à l’organisation ? »
Surpris par la question directe, Virassack répondit qu’il pensait que son travail consistait principalement à gérer des données et à établir des fichiers de plannings sans erreurs. Avec le recul, il sourit en se souvenant de sa réponse naïve, mais à ce moment-là, il croyait vraiment que c’était la bonne réponse. Mr. Arashima, avec bienveillance, lui expliqua que la planification chez Toyota est bien plus qu’une simple tâche administrative. « La planification est une activité stratégique chez Toyota », lui dit-il. « Chaque chiffre que vous introduisez dans nos systèmes n’est pas simplement un nombre, mais un engagement. »
Virassack écoutait attentivement, comprenant peu à peu l’ampleur de ses responsabilités. Arashima continua : « Vos estimations et vos plannings contribuent directement aux décisions de la direction. Votre travail a un impact réel sur l’ensemble de notre chaîne d’approvisionnement et, par extension, sur notre succès global. »
Ce moment fut une révélation pour Virassack. Il réalisa que chaque employé, au travers de son rôle, constituait un rouage essentiel dans la machine. Chaque tâche, aussi insignifiante qu’elle puisse paraître, avait son importance dans l’ensemble. Cette prise de conscience transforma sa vision de son travail. Il n’était plus seulement un planificateur de données, mais un acteur clé au travers de son rôle dans une organisation plus vaste.
Source: Boussole culturelle du Lean
Natacha JUSHKO
Fondatrice du Lean Cultural Concept
Passionnée par les langues et la découverte de nouvelles cultures, Natacha Jushko a fait du développement commercial et de la formation pendant plus de 15 ans. Elle travaille désormais dans la recherche académique dans le domaine du management.
Elle a travaillé au Liban, en Russie, en Chine et dans plusieurs pays africains.
Auteure de “Voyage au Pays du Lean. Décryptage culturel et systémique du Lean Management!” publié chez l’Afnor (2021).