Les Clés de Lecture du Lean Culturel

Où sont passés les directeurs?

Scarlet était une collègue de travail avec qui j’ai collaboré pendant de nombreuses années. Elle était pétillante et très professionnelle. Nous nous entendions bien, et j’appréciais particulièrement nos échanges. En effet, Scarlet, Franco-Mexicaine avec des origines polonaises et libanaises, avait également beaucoup voyagé, et j’aimais l’entendre me raconter ses aventures d’ordre interculturelles. Nous avons travaillé ensemble pendant plus de dix ans dans une multinationale, et progressivement, elle s’est consacrée au déploiement du Lean à travers différentes unités du groupe. Cette mission l’a souvent confrontée à des environnements culturels très variés.

 

L’une de ses premières missions s’est déroulée au Maroc. Enthousiaste à l’idée de commencer une série d’ateliers Lean avec l’équipe locale, elle a vite remarqué une absence notable : aucun des directeurs invités n’était présent. Lors du premier atelier, elle supposait qu’il s’agissait simplement d’un contretemps et elle a poursuivi la session, mais les jours suivants, la situation demeurait la même. Les directeurs ne se présentaient pas.

 

Chaque matin, Scarlet préparait la salle de réunion, révisait l’ordre du jour et attendait les participants. Les équipes opérationnelles étaient bien là, mais les sièges réservés aux directeurs restaient désespérément vides. Et alors que son inquiétude grandissait, Scarlet a pris l’initiative de poser la question de cette absence à une collègue avec laquelle elle avait sympathisé. Elle lui expliqua sa perplexité face à l’absence des directeurs lors des ateliers. Sa collègue, avec un sourire compréhensif, expliqua qu’ils n’avaient reçu aucune invitation de leur direction, sous-entendant qu’une invitation d’une intervenante externe n’avait pas la même valeur.

 

Dans les cultures hiérarchiques, il est crucial de comprendre le statut des individus et ce que cela implique. Suite à ces éclaircissements, Scarlet prit l’initiative de mobiliser le CEO de la filiale afin qu’il puisse adresser l’invitation à ses équipes. Lors de la session suivante, elle fut ravie de constater que tous les directeurs étaient présents.

 

Au-delà de la nécessité pour Scarlet d’embarquer les responsables dans la démarche, l’enjeu était également de s’assurer de la diffusion de l’information à travers toutes les sphères de l’entreprise.

 

Cette difficulté a également été rencontrée par Karidja, consultante en Lean management formée aux États-Unis, qui accompagne des entreprises en Afrique de l’Ouest, d’où elle est originaire.
Imprégnée de la culture anglo-saxone, Karidja avait pris l’initiative de tenter l’aventure des workshops en visio-conférence, mais elle a vite déchanté. Lors de ces sessions, les subalternes, acteurs de terrains et donc, à priori détenteurs d’informations essentielles, ne s’exprimaient jamais spontanément. Elle a rapidement basculé complètement en présentiel car c’était un prérequis pour créer un climat de confiance inclusif permettant à des groupes a-hiérarchiques de s’exprimer. « J’ai besoin de lire dans les yeux que le message passe. Pour avancer, il faut créer une dynamique inclusive. Cela nécessite de mettre tous les participants suffisamment à l’aise pour leur faire dire ce qu’ils ne pensaient pas pouvoir exprimer au sein de groupes hiérarchiquement mixtes », explique Karidja. Consciente des freins que peut constituer le Lean auprès de certains managers, détenteurs de l’information légitimant leur statut, Karidja se montrait stratège. Elle savait que la transmission de l’information se faisait traditionnellement de manière descendante. Il s’agissait en réalité de s’assurer que chacun de reçoive les informations lui permettant de réaliser son travail efficacement, mais en prenant le soin de ne pas en donner plus qu’il n’en faut. La détention de l’information est une composante importante du statut hiérarchique, et elle le renforce. Dès lors, la mise en place de workshop induit des enjeux profonds liés au statut et au pouvoir en induisant un flux d’information ascendant. C’est une démarche disruptive dans les cultures où la hiérarchie est importante, alors que cet enjeu est quasi inexistant dans des cultures égalitaires.

 

C’est ce qu’a vécu Scarlet en Suède, quelques mois après sa mission Marocaine. Ici, non seulement les directeurs arrivaient souvent plus tôt, mais ils participaient activement aux discussions au même titre que leurs subordonnés sans que cela n’ait nécessité le moindre cadrage préalable.

 

Ainsi, la boussole culturelle du Lean permet de visualiser ces variations hiérarchiques en situant la Suède et le Maroc. Une telle approche aide à mieux comprendre comment les décisions sont prises et comment les rôles sont perçus dans différents contextes culturels, offrant ainsi une grille de lecture pour mieux naviguer dans ces environnements contrastés.

 

 

Et pour approfondir l’analyse des différences culturelles en termes de hiérarchie, il convient d’introduire le concept de hiérarchie systémique, particulièrement adapté au Lean management. Contrairement à une hiérarchie organisationnelle, où l’autorité est liée aux individus et à leur position dans l’organigramme, la hiérarchie Lean est basée sur la primauté du système et des processus. En d’autres termes, ce n’est pas l’individu qui détient le pouvoir, mais le système lui-même.

 

Dans le contexte du Lean, largement inspiré de la culture japonaise, l’autorité ne vient pas des individus, mais du cadre opérationnel, qui repose sur des normes rigoureuses et une planification minutieuse. Cela se traduit par une hiérarchie fonctionnelle plutôt que personnelle. Chaque individu, quel que soit son niveau, sert un objectif commun : l’amélioration continue du système. Ce cadre encourage une approche ascendante, où les employés, même ceux qui occupent des postes modestes, peuvent contribuer à l’amélioration du processus tout en respectant les rôles définis. Cette dynamique diffère radicalement des cultures hiérarchiques comme le Maroc, où le respect de l’autorité individuelle est central, ou la Suède, où l’égalité entre les individus prévaut.

 

Par Natacha Jushko

 

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